Ces incultes qui nous gouvernent

Quel chemin parcouru, génération après génération, dans ce qui ressemble à une course au vulgaire. Sans remonter jusqu’à des temps mythologiques, contentons-nous d’observer cette increvable Ve République et ses monarques successifs. Le Général, homme de plume et d’épée, le normalien banquier-poète Pompidou, le lettré florentin Mitterrand et même l’ingénieur Giscard ou le faussement grossier Chirac qui préférait cacher sa passion des cultures dans sa part d’intime : chacun à sa manière a chéri la culture. Une anecdote amusante : je me suis récemment prêté avec un plaisir pervers à une drôle d’activité – revoir l’ensemble des débats d’entre-deux-tours des élections présidentielles depuis que ce rituel médiatique existe. Ces hommes pouvaient bien s’affronter sur tous les sujets, un consensus les frappait d’évidence : quelles que fussent les économies à promettre, incontinents, pour se faire élire, tous s’accordaient à ne pas toucher aux budgets de l’éducation ni à diminuer le nombre des enseignants. Saine lucidité !

Et puis tout a paru basculer avec la génération suivante : celle des gestionnaires. Le mépris de la culture a accompagné l’idolâtrie du dieu-pognon. J’ai déjà dit ici moult fois combien je considère l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et le quinquennat qu’elle a ouvert comme un cataclysme dont la France aura bien du mal à se remettre. Il a fait sauter toutes les digues bâties et préservées par ses prédécesseurs. Digues contre l’extrême-droite, digues contre l’uniformisation néolibérale, digues contre la toute-puissance de l’argent, digues contre la vulgarité et la beauferie d’une inculture érigée en modèle de vie. L’arrogance crane, l’agressivité, la haine même, envers toutes les professions symbolisant la culture, l’intelligence, l’art – dans un autre vocabulaire : tout ce que Hannah Arendt désigne par l’activité de l’œuvre – se sont déversées dans une série d’humiliations insupportables. J’émets une hypothèse : l’origine de cette morgue peut être recherchée dans la gratuité de ces activités. Œuvrer, c’est porter un objectif qui n’est pas comptable, qui ne peut être directement converti en argent. Or, lorsqu’on n’adore que le fric, l’étrangeté de tout cela devient risible et effrayante. Il faut donc l’écraser. Symboliquement et matériellement. D’où les coups de boutoirs systématiques de Sarkozy et de ses butors associés.

Le tournant sarkozyste ne pouvait laisser présager que ce ne fût qu’une triste parenthèse : trop de mal avait été fait. La mission de François Hollande était de recoudre ce qui avait été déchiré dans la nation française, de réassembler les pierres éparses des digues dynamitées. Qu’il ait sincèrement essayé de réconcilier les Français entre eux et avec leur Geist, je n’en sais rien. Qu’il ait réussi, je pense, hélas !, que non. Un exemple qui pourra être méprisé comme anecdotique par ceux qui se complaisent dans ce bain d’inculture contemporain, mais qui m’étreint le cœur parce qu’il résume la dégringolade que nous subissons : écouter un discours de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande, et le comparer à celui d’un de leurs aînés dans la carrière. La langue française, ce bien précieux que nous devons chérir, dans la bouche du premier des Français n’est pas simplement maltraitée : elle y subit ce que Georges W. Bush lui-même n’a pas osé faire en Irak ! C’est une telle torture pour la langue que La Fontaine et Racine en hurlent des alexandrins de rage, où qu’ils se trouvent aujourd’hui. J’avoue verser des larmes de honte à entendre un tel massacre perpétré par ces présidents.

Leur inculture témoigne d’un mal profond et répandu. Une ministre de la culture a ainsi pu benoîtement confesser n’avoir pas le temps de lire autre chose que des rapports… alors des LIVRES, imaginez un peu ! Un candidat à la présidentielle, philosophe autoproclamé, s’est quant à lui permis de pérorer sur la culture française qui n’existerait pas… il s’est, depuis, ravisé et contredit, comme il en a l’habitude à propos de tout sujet. Comme eux, tout le personnel politique est atteint de ce mal. Les animaux politiques malades de la peste de l’inculture : tous n’en meurent pas (dommage !), mais tous sont frappés[1]. Le coup d’État des énarques et HEC contre les normaliens a réussi. L’Assemblée, abrutie de technicisme médiocre, n’entend plus de joute oratoire digne de ce nom. On ne s’y combat plus à coup de références littéraires, quitte à poursuivre le lendemain au petit jour, sur le pré, l’honneur au cœur et l’arme à la main. Trop archaïque, sans doute. Les petits gris ont parasité la politique jusqu’à l’assassiner ; ceux que Weber méprisait sous ce sobriquet terrible :

spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là.

Ah ! Que dirait ce bon Max s’il les voyait aujourd’hui, ces cloportes de Bercy, Berlin et Bruxelles… fiers de leur inculture qu’ils appellent « raison », qu’ils appellent « économie », qu’ils appellent « réalisme ». Personnel politique, personnel « technique », unis en une noce sordide où l’on célèbre la bêtise et où l’on porte la culture sur un bûcher en clignant de l’œil, comme les derniers hommes du Zarathoustra.

Et quid de la complicité ignoble des médias ? de la démission des intellectuels ? de l’ignominie des consommateurs, trop heureux d’abdiquer leur citoyenneté pour le confort du pain empoisonné et des jeux imbéciles ? le spectacle a-t-il enterré la culture ? À observer ceux qui, aujourd’hui, prétendent succéder à ces deux nains à la tête de l’État, je crains que le niveau ne remonte guère, hélas !

Cincinnatus, 27 mars 2017


[1] Il existe, fort heureusement, quelques exceptions d’autant plus appréciées. Dans des styles différents, et quoi qu’on pense d’eux et de leurs idéologies par ailleurs, on ne peut dénier à François Bayrou, à Jean-Pierre Chevènement ni à Jean-Luc Mélenchon leur connaissance et leur attachement à l’histoire et à la culture. Hélas, ils sont les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

13 réflexions au sujet de “Ces incultes qui nous gouvernent”

  1. Merci pour cet article stimulant ! J’aurais envie de nuancer en exonérant (partiellement) les politiques et en chargeant les médias. je ne sais pas si c’est Sarkozy ou si ce sont les modes d’information qui ont tout changé. Et les hommes politiques, avec leurs capacités, doivent s’y adapter. Dès qu’ils sont un peu complexes, on les moque (c’est le cas de Macron à mon sens) un peu comme on moquait Rocard autrefois. J’ai retrouvé dans mes archives un entretien de 1995 dans lequel il répondait ceci à la question « Le politique n’est-il pas responsable de sa soumission aux médias ? Mais il n’en peut plus ! Pour moi cette question est au cœur de notre civilisation. je parle parfois du déclin du Bas-Empire pour décrire ce qui nous arrive. Nous sommes confrontés à des défis terroristes, de délinquance, de violence, de drogue, de mafias, beaucoup plus graves qu’au début du siècle, et nous avons moins de capacités d’y répondre. Il y a désormais 6 pouvoirs à l’œuvre dans nos sociétés. les trois décrits par Montesquieu (le législatif, l’exécutif, le judiciaire) et trois autres majeurs: le technologico-scientifique, le financier et le médiatique. le plus faible aujourd’hui c’est l’exécutif. Tous ont des contres-pouvoirs. Sauf un : le médiatique…Aujjourd’hui le dit sur le pouvoir échappe à tout contrôle. la presse s’est construite contre le pouvoir. Elle élabore donc un questionnement de suspicion et la société exige, en même temps, des politiciens qu’ils énoncent le sens…dans l’esprit du public le sens est validé s’il est approuvé par les Guignols de l’Info (on pourrait remplacer par ONPC). Or, on ne dit le sens que si certaines conditions d’écoute sont relativement acceptées. Il constate que les politiques sont obligés d’abandonner la pédagogie au spectacle que lorsqu’il a écrit un discours analytique et projectif personne ne l’a repris…Tout homme politique, conclut-il, à qui l’on pose une nouvelle question complexe et qui répond nous sommes en train de réflechir etc donne l’impression de fuir et casse son image…Et encore étions nous bien loin des réseaux sociaux et des débats organisés comme les jeux du cirque…

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    1. Chère Aline,

      je ne puis qu’être d’accord en ce qui concerne la responsabilité des médias dans l’affaire (j’y ai même consacré un billet que vous connaissez bien : https://cincivox.wordpress.com/2016/02/29/le-debat-public-au-piege-des-medias-de-masse/). En revanche, je ne peux dédouaner de quelque manière que ce soit les politiques qui acceptent cette situation, s’y vautrent et la confortent. Ils sont complices et partagent la responsabilité. Le mépris de la culture n’est pas une fatalité qui leur tomberait dessus à leur corps défendant mais bien une volonté, sciemment engagée dans l’abêtissement généralisé et le culte du pognon-roi. Ils ne font pas que participer au spectacle (ce qui serait déjà criminel), ils s’en servent et le créent avec d’autres acteurs.
      Quant à la citation de Michel Rocard, j’approuve, bien sûr !… au détail près que je pense que le législatif (et peut-être aussi le judiciaire) est aujourd’hui encore plus faible que l’exécutif (celui-ci allant déjà bien mal !).

      Amitiés

      Cincinnatus

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    2. Jean-Marie Le Pen était d’une immense culture (ce qui n’est pas le cas de sa fille), il était le seul homme politique que François Mitterrand respectait.

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  2. La scène politique actuelle me donne le sentiment d’être à l’image de cette bouillasse qu’on nous sert quotidiennement à la TV. J’ai parfois l’impression d’assister à un mauvais feuilleton télévisé entre buzz, coups d’éclats et
    coups bas, couillonnades, boulettes et baratin… Le tout savamment orchestré par les médias qui s’en amusent pour faire de l’audimat en faisant rire le public aux éclats. Et ça marche ! Triste spectacle qui me donne parfois envie de rire mais plus souvent de pleurer…

    Bref, pour en revenir à la culture, il faut avouer que les profs ont beaucoup de mérite compte tenu des moyens qu’on leur donne. Heureusement, il y a aussi de belles initiatives numériques comme les MOOC. La société change. Elle est en pleine mutation et la culture se transmet différemment. J’ai presque envie de dire : heureusement !

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    1. Chère Bénédicte,

      je suis d’accord avec vous pour l’essentiel… sauf peut-être en ce qui concerne votre optimisme envers les MOOC et les nouvelles formes de transmission : disons que je suis plutôt circonspect…

      Cincinnatus

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  3. Oui, vous avez raison… ça ne remplacera jamais une école qui reste le lieu de transmission par excellence mais ces nouvelles formes de transmission laissent quand même une porte ouverte à la culture pour tous. Je trouve remarquable d’ouvrir ces portes à des personnes qui n’ont peut-être pas eu la chance de suivre un cursus traditionnel. L’école a aussi tendance à laisser des élèves sur le bord de la route parce qu’ils n’ont pas obtenu un diplôme. Dommage…Ce n’est pas parce qu’on loupe un examen ou sa scolarité qu’on doit être privé de connaissances. La culture devrait et doit circuler librement sans prérequis. (D’où mon enthousiasme pour les MOOC…)

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  4. Merci pour cet article fort intéressant. Je suis d accord concernant les politiciens et les médias. J ajouterais volontiers la part de responsabilité des citoyens. Les politiques et médias ne prennent que la place qu on leur laisse.

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