Humanités numériques ? Poil au clic !

Au lycée, la révolution se fait silencieusement : pendant que les lettres classiques y sont méthodiquement assassinées dans l’indifférence générale, les « humanités numériques » prétendent les remplacer [1]. Pour le baccalauréat 2021, le ministre se rengorgeait en février 2018 de l’introduction de cette nouvelle matière au tronc commun, censée apporter aux élèves

les connaissances indispensables pour vivre et agir dans le XXIe siècle en approfondissant les compétences numériques de l’élève ainsi que sa compréhension des grandes transformations scientifiques et technologiques de notre temps (bioéthique, transition écologique, etc.) [2].

Mazette ! Une telle ambition aurait dû emporter l’enthousiasme général ! Une levée de boucliers a pourtant immédiatement suivi ces rodomontades, pointant notamment le flou de la définition… et finalement, d’« humanités numériques » au lycée, on n’a plus guère entendu parlé. Au point que le vocable même semble avoir disparu des nouveaux programmes officiels publiés à l’été 2019, apparemment remplacé par celui de « sciences numériques et technologie ».

Triste recherche

Si l’expression n’a pas (encore) pris dans le secondaire, elle fait néanmoins florès depuis longtemps dans le supérieur. Directement importée, cela va de soi, de l’anglais « digital humanities », elle y rassemble des chercheurs issus de diverses disciplines autour d’une définition longtemps inexprimée. Heureusement pour l’humanité, ce manque vital a été comblé par la parution de quelques lignes au Journal officiel du 9 juillet 2019 :

Domaine : Éducation-Recherche.
Définition : Domaine de recherche et d’enseignement au croisement de l’informatique et des lettres, des arts, des sciences humaines et des sciences sociales, visant à produire et à partager des savoirs, des méthodes et de nouveaux objets de connaissance à partir d’un corpus de données numériques.
Équivalent étranger : digital humanities.

Passons sur le fait que l’on est ici bien loin de ce qu’évoquait le ministre à propos du contenu de l’enseignement des « humanités numériques » au lycée. Cette définition demeure d’un flou révélateur du problème majeur des « humanités numériques » : comme souvent, l’ambigüité intrinsèque de la notion sert de cache-misère intellectuel. La (non-)définition ratisse si large qu’elle peut tout attraper ; la formule, elle-même contradictoire (« humanités numériques », à proprement parler, ça ne veut rien dire ! Pas plus que « cercle carré »), permet de gloser en s’abstenant de penser. Ainsi la recherche n’échappe-t-elle pas au développement d’une novlangue sinistre, dont les mots creux remplacent la précision du vocabulaire scientifique.

Mais ça fait chic.
Ça fait moderne.
Alors tout le monde s’y précipite. La puissance de ces labels réside dans leur plasticité, dans cette capacité à s’appliquer à tout et n’importe quoi.

Derrière les « humanités numériques »

À tel point que se voient même affublés du titre d’« humanités numériques » des projets de recherche – puisque dorénavant la recherche ne fonctionne plus que par projets ! – réellement pertinents. En effet, la constitution de « corpus de données numériques », qu’ils soient « nativement numériques » ou issus de numérisations, n’a aucun intérêt en soi mais permet d’étendre et de faciliter les usages existants, voire d’en créer de nouveaux. Il devient possible, par exemple, d’étudier et de comparer simultanément, sur le même écran, plusieurs documents rares ou uniques conservés dans des lieux différents sans avoir à se déplacer ni à les manipuler. La reconnaissance optique de caractères (OCR) permet, quant à elle, de mener des recherches directement dans les textes et de procéder à des analyses statistiques poussées (fouille de texte ou text mining). L’étude massive de très grands ensembles de données quantitatives, impossible auparavant, ouvre des perspectives passionnantes à la recherche en sciences humaines et sociales ou en sciences médicales. Ce sont là trois exemples très basiques mais moult nouveaux services, bien plus riches, existent déjà, sont en cours d’invention ou restent à inventer.

Aussi enthousiasmantes ces perspectives soient-elles, elles ne doivent néanmoins pas faire oublier les « petites mains » qui les rendent possibles. La pensée magique qui entoure tout ce qui touche à l’informatique tend à masquer les conditions réelles de production des merveilles mises à notre disposition et à celle des chercheurs. Si la définition des « humanités numériques » s’achève avec les « corpus de données numériques », la manière dont ceux-ci sont conçus est passée sous silence. L’exemple de « l’océrisation » [3] est à ce titre représentatif. Les logiciels d’OCR sont très puissants mais, pour obtenir un résultat vraiment exploitable [4], l’appel à un œil humain s’avère en général nécessaire. Ainsi sous-traite-t-on à des entreprises basées à l’étranger – en ce moment Madagascar a la cote – le soin de passer des heures devant un écran d’ordinateur pour corriger, caractère par caractère, des milliers de pages.
Vous avez dit « bullshit job » ?
La main-d’œuvre y est d’ailleurs si peu chère que plusieurs personnes, trois en général, passent les unes après les autres sur le même texte pour un résultat optimal. Afin que les chercheurs profitent de corpus très propres à étudier, une forme efficace et silencieuse d’exploitation de la misère s’est mise en place. Cet exemple montre d’ailleurs par extension que, derrière toutes les promesses de bonimenteurs des thuriféraires de l’intelligence artificielle, il y a toujours des êtres humains qui passent leurs journées à réaliser des tâches abrutissantes pour un salaire misérable. Question de point de vue : les néolibéraux appelleront cela du codéveloppement.

Comme une étiquette sur un pot de confiture

Pour en revenir aux projets estampillés « humanités numériques », même les plus pertinents ne valent que par la qualité de la recherche elle-même : les hypothèses développées, la rigueur de la méthode, l’honnêteté du chercheur, la précision des résultats, etc. etc. Beaucoup de projets se contentent d’insister sur le nombre et la puissance des traitements qui doivent être appliqués aux corpus sans s’étendre sur le sens de la recherche elle-même. L’accent outrancièrement mis sur la technique au détriment de la pensée revient à remplacer l’esprit par l’outil. Avec un marteau à la main, on voit le monde comme un gros clou ; avec les humanités numériques, on voit les humains comme des petits nombres.

Difficile, cependant, d’en vouloir aux chercheurs. De nombreux projets se parent du label « humanités numériques » non seulement parce que c’est à la mode mais, surtout, parce que la recherche est dans un tel état que pour obtenir de maigres subsides tous les stratagèmes sont bons ! Derrière le label, peuvent donc se cacher autant des travaux de recherche tout à fait passionnants et d’une très grande valeur, que des attrape-nigauds fumeux et intellectuellement minables. Mais ça fait bien. Alors par cynisme ou nécessité, on appose le terme sur tout et n’importe quoi en espérant que cela permette d’attirer la bienveillance d’un quelconque jury d’appel à projet.

Le numérisme, idéologie du siècle ?

En revanche, si la désespérance d’une recherche à l’agonie, abandonnée à la tyrannie managériale et à la bêtise technocratique, peut excuser ces comportements de mercenaires, la foi que certains mettent dans leur engagement au service des « humanités numériques » a de quoi troubler. Il faut lire les témoignages de ces « croyants » qui se vivent comme les pionniers d’une aventure humaine supérieure ! À leur manière prophètes du Progrès technoscientifique, ils chantent les louanges du numérique. Le passage de l’adjectif au substantif est ici révélateur de la formation d’une idéologie. Stricto sensu, « numérique » est un adjectif qui qualifie des signaux analogiques ayant subi un traitement digne des pires heures de l’Inquisition (vous avez déjà essayé d’être échantillonné, vous ?) afin d’être transformés en une série de chiffres lisibles par un ordinateur. La transformation de l’adjectif en substantif – le numérique – témoigne d’un glissement sémantique coupable de la science à l’idéologie. Tous ceux qui parlent du numérique se font les complices, volontaires ou non, de l’arnaque.

Cette idéologie du « modernisme », qui est aux idées ce que le « jeunisme » est aux individus, renvoie dans les poubelles de l’histoire tout ce qui ne brille pas d’un plaquage à la mode. Dans le monde des sciences humaines et sociales, elle fait des ravages : il faut être estampillé « cultural studies », « gender studies », « postcolonial studies » ou « humanités numériques » pour espérer survivre. Autant dire que sont irrémédiablement condamnées à la ringardise voire, horresco referens, à l’infamante accusation de « réac », ces vieilles « humanités » surannées que Le Petit Robert de la langue française persiste à désigner comme l’« étude de la langue et de la littérature grecques et latines. Faire ses humanités » puis, par extension, « études classiques, littéraires, philosophiques ». Affublées de l’adjectif préféré de nos Modernes, les humanités devenues numériques se rachètent une apparence de crédibilité en rompant avec leur tradition et, surtout, avec leur insupportable inutilité.

Conclusion : l’avenir aux humanités !

Les humanités subissent à la fois la sempiternelle calomnie du passé au nom d’une prétendue nécessité historique et l’extension démesurée d’un utilitarisme ne sachant juger de tout qu’à l’aune d’un stupide « ça sert à quoi ? ».

Oui, les humanités sont conservatrices au sens où elles transmettent un héritage que nous devons chérir, enrichir et transmettre à notre tour.

Oui, les humanités sont inutiles au sens où elles n’ont pas besoin d’une source extrinsèque de légitimité, de fin autre qu’elles-mêmes.

C’est pour ces raisons qu’elles sont absolument nécessaires. Contre le règne de l’écume, nous avons besoin de leur profondeur. Contre la démagogie, nous avons besoin de leur rigueur. Contre l’asservissement de l’homme, nous avons besoin de leur inutilité.

Nous avons besoin d’« études classiques, littéraires, philosophiques » – de culture au sens d’Arendt : le tendre souci pour l’héritage d’un monde commun, le compagnonnage avec les grands anciens et la fréquentation des classiques, la capacité de choisir ses amis parmi les vivants et surtout les morts.

Cincinnatus, 2 mars 2020


[1] Ce billet a initialement été publié dans Humanisme n°326. Je remercie le comité de rédaction de la revue pour m’avoir contacté et invité à me pencher sur ce sujet.

[2] L’annonce, relayée par tous les médias, faisait suite aux propositions émises en 2014 par le Conseil national du numérique, un de ces comités Théodule qui, hélas, font mentir Clemenceau en ne servant pas simplement à enterrer les problèmes mais à en créer sans cesse de nouveaux.

[3] Transformation de photographies de pages de livres en un document exploitable.

[4] Au moins 99 % de caractère exacts… ce qui signifie qu’un caractère sur cent peut être fautif, ce qui est somme toute encore beaucoup !

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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