La vocation de l’école

L’école a pour rôle la transmission des savoirs, instruire.
Pourquoi ? Parce que c’est ainsi que l’on peut instituer des individus libres.
Quoiqu’il ait été formalisé par les Lumières, ce principe les précède largement – il est même sans doute bien antérieur à Socrate. Hélas !, il semble de plus en plus oublié aujourd’hui, au profit d’une vision utilitariste qui abolit méthodiquement notre école.

Hannah Arendt (toujours elle !), nous rappelle que l’arrivée continue de nouveaux êtres représente l’enjeu le plus crucial de l’humanité. En y entrant en étrangers, ils mettent le monde commun en danger de dislocation en même temps que celui-ci les menace de destruction : « la continuité d’une civilisation constituée ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent étrangers[1]. » Et cette introduction prend du temps ! Elle achève un long processus de façonnage de l’enfant[2]. Que ce soit dans la famille ou à l’école, de manières complémentaires, il s’agit de préparer l’enfant à ce monde qui l’accueille. Dans ces antichambres du monde commun, il est progressivement mis en contact avec le tissu des relations entre les morts, les vivants et les à-naître.

Par conséquent, en aucun cas l’enfant ne peut y être traité comme déjà adulte : une telle attitude démagogique nie la nécessité même de sa préparation. La famille pas plus que l’école ne peuvent être démocratiques. L’autorité du parent comme de l’enseignant repose sur cette incapacité de l’enfant à participer immédiatement au monde commun, elle n’est en rien une « violence symbolique » intolérable, n’en déplaise aux thuriféraires de l’enfant-roi dans la famille, de l’élève-au-centre à l’école et autres billevesées. Quoi qu’en prétendent les dogmes ineptes du constructivisme qui est à l’éducation ce que la génération spontanée est à la biologie – de navrantes fariboles -, ce qui est au centre de l’école, c’est la transmission des savoirs. Point barre.
Au contact des classiques, des œuvres qui constituent le monde commun, non seulement l’élève acquiert les outils nécessaires à sa propre édification, à la fondation de son identité, mais il y reçoit également les moyens dont il a besoin pour œuvrer collectivement.

En affirmant tout cela, tient-on un discours horriblement « réactionnaire », comme on l’entend trop souvent ?
Bien au contraire ! Rien de moins réactionnaire que d’assumer la filiation avec la longue tradition de pensée qui, passant par les Lumières, fait de l’émancipation de l’individu un projet politique majeur, si ce n’est le seul. En réalité, les discours dégoulinant de bons sentiments, qui prétendent « libérer » l’enfant du joug d’adultes sadiques qui exerceraient sur lui un pouvoir illégitime, sont criminels. Ils lui refusent les moyens de participer activement à l’espace public et l’enferment dans les déterminismes du privé, qu’il soit celui de la famille ou marché – c’est pourquoi le respect absolu de la laïcité la plus stricte est si nécessaire à l’école, lieu de la raison et du savoir, en opposition aux croyances et superstitions en vigueur à l’extérieur.
En d’autres termes, en prétextant défendre sa liberté, ils ne font que l’asservir. Oui, l’école est une institution disciplinaire qui impose un ordre à l’enfant. Mais cet ordre est le seul qui lui permette de devenir un adulte libre.

Or tout le mouvement de l’actuelle réforme des collèges va dans le sens inverse : celui d’une reddition funeste devant la démagogie. La disparition des langues anciennes et des classes bilangues au profit des EPI, « projets interdisciplinaires », ne fait qu’accélérer le mouvement de transformation de l’école en garderie de bestiaux incultes. Le latin et le grec, outre leur immense richesse en soi, qui devrait suffire à les rendre obligatoires sans autre considération utilitariste, apprennent 1/ les racines de notre langue et de notre civilisation – ils sont donc indispensables à la bonne maîtrise du français –, 2/ la logique et la rigueur du raisonnement – ce en quoi ils sont une aide très précieuse pour les mathématiques et les sciences – et 3/ la concentration et l’effort – c’est-à-dire le retard de la satisfaction du désir et sa transmutation en quelque chose de tellement plus précieux… parce que le plaisir d’apprendre n’a rien à voir avec celui de la pulsion immédiatement accomplie. L’idée fondamentale qui sous-tend cette réforme demeure, hélas !, toujours la même : abandonner le projet d’édification d’individus-citoyens au profit de la seule figure du consommateur.

En cela, elle accompagne l’aliénation de l’école, son asservissement à des fins de courte vue. Comment en est-on arrivé à devoir rappeler que, diable non !, l’école n’est pas faite pour fournir de la main d’œuvre aux entreprises ni des consommateurs pour les produits qu’elles vendent ? Le marché dicte sa loi jusque dans les salles de classe : pour échapper au chômage de masse, l’école devrait « former » des salariés adaptés au marché du travail, c’est-à-dire dotés des compétences utiles aux entreprises. Réponse en trois points (on ne se refait pas).
D’abord, c’est absurde. Les besoins des entreprises évoluent, et même de plus en plus rapidement. De purs spécialistes, parfaitement adaptés aux besoins du marché du travail à l’instant t sont assurés d’être dépassés à t+1. On me répondra : « formation professionnelle », « formation continue », « formation tout au long de la vie ». Oui ! Exactement ! L’adaptation perpétuelle aux besoins toujours mouvants du marché du travail relève de tout cela… pas de l’école ! Au contraire. Alors que l’on vante les qualités de « fluidité » ou d’« adaptabilité », seule une formation initiale généraliste, ouverte et solide (je préfère parler de culture générale humaniste) peut aider les futurs adultes à affronter le monde qui les attend.
Ensuite, c’est vicieux. En avançant que l’école devrait s’adapter pour résoudre le problème du chômage de masse, on laisse entendre que le chômage perdure à cause des défauts de l’école, on reporte ainsi sur elle la responsabilité du chômage : ses « pesanteurs », le fameux « mammouth », son « archaïsme », ses « méthodes dépassées, d’un autre âge »… tout cela serait responsable de la situation actuelle. Critiques irresponsables et stupides qui fleurissent sur le même fumier que celles prononcées régulièrement à l’encontre de la fonction publique en général.
Enfin, c’est obscène. La mise sous tutelle de l’école par le marché achève le projet néolibéral d’extension de l’économicisme à l’ensemble des activités humaines. La valeur d’échange a effacé les valeurs d’usage ou subjective, érigeant le pognon en objectif de vie. L’école doit se soustraire à cette idéologie mortifère, résister aux métastases de l’utilitarisme comme à celles du modernisme technobéat sponsorisé par Google, Microsoft et Apple.
De l’enseignement, pas du management ; des profs, pas des tablettes !

Pas plus que le chômage, l’école ne peut pallier les désertions successives et les échecs de la société. À chaque capitulation projetée à la une des médias, le « rôle de l’école » est mis en avant, que ce soit pour souligner les défaillances (réelles ou imaginaires) du système scolaire qui seraient responsables de tout, ou pour mobiliser (encore) l’école comme « dernier rempart » et « ultime solution » aux maux contemporains. N’importe quel fait divers impose sa série de reportages sur les antécédents scolaires des protagonistes, son lot d’interventions d’hommes et femmes politiques glosant sur « l’importance de l’école pour lutter contre ces tragédies », ses cortèges d’experts de l’expertise intervenant sur tous les plateaux de « débats » pour insister sur les impératives « réformes » à mener à l’école pour que ces « drames ne se reproduisent pas ». Lamentable spectacle qui tourne à l’ignoble quand surviennent, non plus simplement des anecdotes qui ne mériteraient pas même un entrefilet dans le journal local, mais de réelles catastrophes, comme nous en avons connu en 2015 : alors toute l’armada se déploie avec la finesse d’une Panzer Division sous amphét’.

Mais zut, à la fin ! Pourquoi toujours faire appel à l’école pour prévenir les chiens écrasés comme le terrorisme international, les papiers gras par terre comme le changement climatique ? Comme si les individus, les parents, les familles, la société, l’État avaient tous démissionné de leurs responsabilités en les flanquant sur le dos de l’école. C’est trop facile, comme chantait Brel. On connaît bien la citation d’Hugo, rebattue : « l’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit. » Sauf qu’aujourd’hui, c’est l’école qui doit s’occuper des deux, plus le permis de conduire, le code informatique, le développement durable et quoi encore ? Et ce sont les enseignants qui doivent monter au front, seuls en première ligne – sachant qu’il n’y en a même pas de seconde puisque tous les autres sont planqués à l’arrière, après avoir pris soin d’enlever aux profs sacrifiés les seules armes dont ils disposaient : moyens, temps de cours, reconnaissance, autorité (fondée sur la compétence, avec ce que cela implique pour les recrutements), programmes exigeants et cohérents par disciplines, etc. etc. !
On leur demande de résoudre les crises que personne n’ose affronter sérieusement, tout en se faisant cracher à la gueule par les gamins, par leurs parents et même par leurs hiérarchies, jusqu’à la ministre herself (quand on ne diffame pas tout bonnement l’institution et ses membres). Est-il nécessaire de rappeler en plus qu’ils subissent toute cette veulerie pour un salaire de misère ?

Il est grand temps de siffler la fin de la récré (!) : les enseignants doivent être confortés dans leur rôle par l’ensemble de la société. Il ne s’agit rien de moins que de rendre leur dignité à ceux qui ont notre avenir entre leurs mains.
Je me suis pris à visionner récemment tous les débats d’entre-deux-tours des élections présidentielles depuis que ce rituel a été instauré (on s’amuse comme on peut : chacun ses vices). Il est ahurissant de voir comment, jusqu’à très récemment, les deux candidats, quels que soient leurs différends, s’accordaient toujours à considérer comme folie l’idée de diminuer le budget de l’éducation nationale ou le nombre de profs. Les tabous sont nécessaires à la civilisation, vouloir tous les abattre relève de l’hybris. Peut-être devrions-nous en ré-ériger certains parce que considérer l’école (et la culture, et la recherche, et…) d’un point de vue comptable, ce qui est devenu la règle chez nos dirigeants comme chez beaucoup de nos concitoyens, témoigne d’une conception viciée du monde.

Si nous ne rétablissons pas l’école dans ses fondamentaux, nous commettons un suicide collectif. Affirmée dans ses objectifs, confortée dans ses moyens, assurée dans son autorité et débarrassée de toutes les boursouflures qu’on lui a imposées ces dernières décennies, elle doit redevenir le fer de lance de la République. Mais pas seule : cette reconquête doit être bien plus large. L’école est au cœur du projet républicain, nous devons impérativement revitaliser celui-ci.

Cincinnatus,


[1] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 122

[2] Du latin infans, « qui ne parle pas », étymologie propice à toutes les gloses…

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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