Le monde commun selon Hannah Arendt (4) – L’explosion du monde commun

Avec l’extension du privé entre intime et public, le monde commun est en danger d’explosion.

Le débordement de l’intime

D’une part, le retrait dans le privé impose les règles de celui-ci à toutes les relations qui se mesurent désormais à l’aune de l’intime. Son exposition publique devient un standard du comportement. L’intime est révélé volontairement dans l’exhibition de soi quand, chez l’autre, le regard inquisiteur cherche ses effractions involontaires. Or, en révélant son secret, l’intime s’échappe à lui-même et s’anéantit. Exposé, le secret n’est plus. « L’intime, parce qu’il demeure insaisissable, est aussi une forme vide[1]. » Dans le dévoilement de l’intime de l’autre s’esquissent les contours de ma propre intimité. Le contenu de l’intime demeure inaccessible à soi[2] mais la rencontre de l’étrangeté radicale de l’autre en dessine les limites. Paradoxalement, l’intimité n’existe donc que dans un processus relationnel.

Il est impossible de considérer l’intimité sans le rapport à l’autre. Elle est en quelque sorte, la mesure donnée à l’autre de ce que nous estimons pouvoir lui dévoiler. Une mesure qui semble arbitraire mais qui impose des limites, celles de l’exhibition pudique de notre Moi. Ou du moins de ce Moi que nous nous représentons comme tel[3].

Essentiellement intersubjectif, l’intime ne se laisse concevoir que dans son effraction à mon insu, hors de moi, au moment de la relation à l’autre. Il dévoile alors le « secret » en moi : ma propre altérité[4]. Lorsque surgit l’impression de se trahir soi-même sous le regard de l’autre, nulle volonté de dévoilement n’entre en jeu.
Si l’exhibition volontaire demeure à l’intérieur des limites de « la crainte d’en dire trop de soi-même », l’effraction accidentelle du secret souligne quant à elle l’autonomie relative du corps à laquelle se heurte inexorablement le contrôle de la représentation de soi dans l’espace public.

Il y a, dans le dévoilement inattendu de soi une telle affirmation de la souveraineté du corps que la crainte d’en dire trop de soi-même s’estompe. Le corps ne se soumet pas à un quelconque déterminisme de la représentation. Il ne cesse de faire effraction dans le champ usuel des représentations. C’est là sa pudeur impudique. […] Ramener la connaissance de l’autre (et de soi-même) aux effets corporels d’une causalité psychique, c’est une manière de contraindre le corps à garder sa place dans la procession des stéréotypes du comportement humain en général[5].

La quête d’authenticité pousse à traquer chez l’autre toute trahison inconsciente de l’intime par le corps. L’observateur passif tourne un regard inquisiteur sur l’autre à la recherche des signes qui révèleront leurs deux êtres dans leur pleine réalité.

D’autre part, au dévoilement involontaire du corps, répond l’exhibition de l’intime mise en scène dans le récit de soi, dont le mécanisme est tout particulièrement visible dans l’évolution de l’écriture de soi. Christopher Lasch montre bien comment celle-ci a connu un tournant avec l’interpénétration de la fiction, du journalisme et de l’autobiographie[6]. Alors que le fait d’écrire présuppose un détachement envers le moi, la présentation brute des expériences anéantit toute distanciation. Cette tendance des écrivains à se mettre en scène dans leurs œuvres produit une régression à l’infini de l’écrivain écrivant sur l’écriture. L’ironie devient dès lors un jeu qui sert à attirer l’attention du public sur l’artificialité des créations. En outre, l’exhibition d’un intime sur le mode de la mise à nue de la personnalité de l’auteur joue sur le voyeurisme du public. L’intime ne s’exprime plus dans la forme mais s’inscrit comme contenu de l’écriture, retirant à l’acte d’écrire sa possibilité d’universalisation et à l’intime son essence – le secret[7].

Cet étalage du moi entraîne l’élision de l’Autre par la connivence d’une relation spéculaire. Le lecteur doit se retrouver lui-même dans les stéréotypes qui lui sont tendus en miroir. Toute distanciation disparaît avec la coagulation de l’expérience dévoilée par l’auteur et celle ressentie par le public. Autrement dit, « l’Autre n’est plus que le même, telle une duplication clonique. Plus de projection, plus d’identification, mais un constat de similitude[8]. » Celui qui s’exhibe est perçu comme le même que soi. L’intimité par délégation que vit le lecteur fait disparaître l’intime et supprime l’altérité. Dans ce mouvement, la narration individuelle perd sa capacité à s’intégrer, au sens mathématique, en un récit commun et se tourne entièrement sur soi.

L’impossibilité d’une identification qui n’oblitère pas l’identité propre de l’autre, c’est-à-dire qui demeure respectueuse de son existence indépendante, caractérise le Narcisse moderne qui « ne peut s’identifier avec quelqu’un sans voir l’autre comme une extension de lui-même[9] ». Là où la littérature met à distance l’auteur et le lecteur, l’exhibition de soi coagule les expériences. De même, là où le théâtre « conservait soigneusement une certaine distance entre le public et les acteurs, entre la vénération vouée au héros et le héros lui-même[10] », le spectacle amalgame l’intime et le public et n’offre au spectateur qu’une relation spéculaire relativement à ses « héros », duplications à l’infini des reflets de son moi. Pour ce nouveau Narcisse, le monde n’est peuplé que des avatars de sa recherche d’identique.

La balkanisation du monde commun

Dès lors que Narcisse considère qu’il est le créateur de son propre caractère et que le seul objectif de toute expérience réside dans la définition de ce qu’il est « réellement », le moi se répand dans les rapports sociaux comme principe unique. L’impersonnel est dévalorisé et le monde commun s’effondre. La recherche du semblable pour des relations sociales fondées sur le « ressenti » pousse à la formation de groupes homogènes et endogames. Ceux-ci sont structurés par une personnalité collective qui se représente à l’imaginaire de la communauté sous les deux modalités de l’idéologie et l’utopie. La fuite dans l’utopie folle et la sclérose de l’idéologie pathologique achèvent l’éclatement de l’espace public.

La communication s’assèche en un processus purement formel qui assure le minimum de l’intercompréhension mutuelle. Cette dernière ne désigne absolument pas l’intelligence partagée d’un monde qui soit commun à tous, mais seulement la reconnaissance réciproque de la cohérence des arguments et du raisonnement, c’est-à-dire du processus formel de l’argumentation. Les communautés de Narcisse s’absorbant en elles-mêmes, elles conjuguent le langage à la première personne d’un pluriel circonscrit. Les mots mêmes perdent ainsi leur signification commune, indiscutable, de telle sorte que, « pour ne pas nous trouver condamnés à vivre verbalement dans un monde complètement dépourvu de sens, nous nous accordons les uns aux autres le droit de nous retirer dans nos propres mondes de sens et exigeons seulement que chacun d’entre nous demeure cohérent à l’intérieur de sa terminologie privée[11] ». En l’absence de critère de validité commun, « c’est comme si nous appartenions à un monde spirituel dont les systèmes de pensée seraient fondamentalement divergents[12]. »

Les intérêts ne divergent pas seulement : même les présupposés à partir desquels la réalité est appréhendée ne sont plus partagés par tous. « L’unité spirituelle du monde a été brisée. […]  Nous ne sommes plus les habitants d’un même monde[13]. » S’installe une société fragmentée, balkanisée, dans laquelle les individus conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous. En l’absence de sol commun, chaque vision du monde en conflit avec les autres devient un monde séparé, refermé sur ses valeurs fondamentales et son idéologie propre.

Toute possibilité de négociation achoppe sur la structuration de la communauté par une personnalité partagée. Il est moins dangereux de discuter entre soi qu’avec des gens différents, extérieurs. Toutefois, à l’intérieur même de la communauté, tout changement de position met en péril la « réalité » imposée par l’idéologie dans sa fonction pathologique et affaiblit l’esprit commun. Si des membres viennent à éprouver des sentiments nouveaux, la communauté dans son ensemble est remise en cause. « L’homme qui change “trahit” la communauté. Les déviances individuelles menacent la force de l’ensemble, et il faut donc continuellement éprouver et contrôler les gens[14]. » La fuite dans l’utopie proscrit toute action partagée, à l’exception du processus de purification interne.

Or ce processus est interminable. Les membres ont pour intérêt principal de se reconnaître entre eux, de définir qui y appartient et qui doit en être exclu. Une compétition s’installe entre eux « pour savoir qui incarne “réellement” la personnalité collective, pour savoir qui est réellement un “bon Américain”, un “pur Aryen”, un “vrai révolutionnaire”[15]. » Dès lors que les rapports émotionnels deviennent des états, et non plus des actions partagées, le groupe s’installe dans la purification continue de ses rangs, au nom du maintien de l’image idéale que lui renvoie son idéologie. La poursuite des intérêts communs est remplacée par la conservation d’une identité commune.

En fin de compte, la Gemeinschaft moderne est un état affectif “plus fort” que l’action. Les seuls actes de la communauté consistent à expulser les individus qui ne lui appartiennent pas réellement, parce qu’ils ne sentent pas comme les autres. La communauté ne peut accepter, absorber, assumer le dehors, parce qu’elle deviendrait impure. La personnalité collective s’oppose dès lors à l’essence même de la sociabilité, c’est-à-dire à l’échange humain. La communauté psychologique entre en guerre avec l’édifice social[16].

Le monde commun se voit ainsi détruit au profit d’une juxtaposition de communautés homogènes où règne l’entre-soi. Cette atomisation communautariste se double d’une autre négation du monde commun, complémentaire, réalisée au nom de ce que les libéraux osent appeler « liberté » : celle de fuir le monde commun afin de jouir de sa sphère privée. À lire dans le dernier billet de cette série.

Cincinnatus,


[1] Henri-Pierre Jeudy, L’Absence de l’intimité, Circé, 2007, p. 20

[2] « Ce que nous estimons être “la profondeur de nos sentiments”, en admettant bien sûr que celle-ci existe même si nous ne savons pas en quoi elle consiste, ne correspond pas à un état, ou mieux à un socle inaltérable, elle est plutôt comparable à une forme abyssale dont les contenus éventuels sont indescriptibles. » Ibid., p. 12

[3] Ibid., p. 17

[4] « Dans l’échange de confidences, dans les moments de révélation, nous approchons l’intime comme un secret dont nous n’avons pas la clef, comme un secret qui nous fait croire que le mystère de nous-mêmes, notre propre altérité, est cependant ce qui donne forme à nos manières d’être au monde, à notre liberté d’être. » Ibid., p. 18

[5] Ibid., p. 23-24

[6] Christopher Lasch, La Culture du narcissisme : La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Flammarion Champs, 2006, p. 45-48 et 134-135

[7] « Quand l’exhibition de l’intimité devient en soi une finalité, l’espace de l’écriture se fait vomissement du “je”. Or, la littérature commence, selon Kafka, avec le passage du “je” au “il”. Pour que le “je” puisse être un “il”, pour que le “je” puisse traduire un sensus communis, il faut que la singularité qu’il exprime se conjugue à une représentation de l’universel, il faut que l’expression de l’intime, en tant que condition de la forme, et non en tant que contenu, soit le passage réversible du particulier à l’universel. Dans une pratique de l’écriture qui consiste à étaler l’intimité de l’ego, cette représentation de l’universel tient à l’exhibitionnisme lui-même comme modalité conventionnelle d’être au monde. » Henri-Pierre Jeudy, L’Absence de l’intimité, op. cit., p. 26

[8] Ibid., p. 25-26

[9] Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, op. cit., p. 123

[10] Ibid.

[11] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 127

[12] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 2005, p.219

[13] Ibid., p. 219-220

[14] Richard Sennett, Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979, p. 246

[15] Ibid., p. 183

[16] Ibid., p. 247

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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